DÉCRYPTAGE. Le juriste togolais plonge, pour Le Point Afrique, dans les méandres de l’histoire de la Constitution togolaise qui est au cœur de débats enflammés.
PAR VIVIANE FORSON
Sous la pression de la rue depuis le 19 août dernier, la crise politique au Togo a pris une nouvelle dimension. L’opposition, désormais en position de force, tente d’exiger le retour à l’ordre constitutionnel de 1992 et le départ de Faure Gnassingbé, à la tête du pays depuis la mort de son père, l’ex-homme fort du pays, Eyadema, en février 2005. Pour tenter de ramener le calme et la quiétude dans le pays en proie depuis plusieurs semaines à de violentes manifestations, plusieurs médiations se succèdent, dont la dernière est celle de la Commission des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) présidée par le Béninois Marcel de Souza. Le gouvernement a proposé de modifier les articles 52, 59 et 60 de la Constitution en reprenant les principales revendications des opposants : la limitation du nombre de mandats du chef de l’État et un scrutin présidentiel à deux tours. Mais l’opposition réclame plus. Observateur averti de son pays, Koffi Senam Nyazozo* décrypte pour Le Point Afrique le débat politique en cours dans son pays et évoque les enjeux liés à la modification de la Constitution.
Le Point Afrique : Pourquoi pouvoir et opposition « s’étripent »-t-ils autour de la mention « En aucun cas, nul ne peut faire plus de deux mandats » qui serait manquante dans le projet de révision constitutionnelle proposé aujourd’hui par le gouvernement ?
Koffi Senam Nyazozo : Votre question convoque, en premier lieu, l’histoire de la Constitution togolaise de 92 plébiscitée par le peuple à 97,4 %. Cette phrase « en aucun cas » contenue en l’article 59 de cette Constitution ainsi que d’autres ont été tout simplement supprimées en 2002 par le père de l’actuel président afin de noyauter et de conserver le pouvoir avec des mandats illimités. En 2005, au décès de ce dernier, les mêmes dispositions ont été modifiées sur mesure en moins de 24 heures afin de permettre au fils, M. Faure Gnassingbé, en 2005 de conserver le pouvoir et d’assurer la dynastie, au prix d’une répression sanglante d’une population en colère épuisée par la pauvreté et l’absence d’avenir. Pour rappel, un article 65 a permis d’abaisser l’âge d’accession à la magistrature suprême à 35 ans, en lieu et place de 45 ans en 2002, pour permettre au fils, jusqu’alors député, de se présenter à l’élection présidentielle et de conserver le pouvoir du clan Gnassingbé, dans l’éventualité du décès du père. Par un coup d’État constitutionnel, le premier du genre en Afrique, le 6 février 2005 puis le 24 février 2005, en une nuit et en catimini total, M. Faure Gnassingbé est passé du poste de ministre à celui de député, puis à celui de président de l’Assemblée nationale, étant rappelé qu’aux termes de l’article 65 de la Constitution la vacance du pouvoir est assurée par le président de l’Assemblée nationale. Ainsi en a-t-il été également de l’article 144 de ladite Constitution qui interdisait toute révision de la Constitution en cas de vacances du pouvoir ou en période d’intérim.
Il a fallu une forte mobilisation des Togolais conjuguée aux pressions internationales pour le dissuader de se maintenir au pouvoir sans se présenter aux élections présidentielles après lesquelles il a été proclamé vainqueur à la suite de nombreuses irrégularités et bourrage d’urnes.
La crise actuelle contentieuse naît donc d’un besoin d’alternance démocratique au pouvoir qui passe au préalable par le retour à la Constitution de 92, c’est-à-dire la limitation du mandat présidentiel et l’impossibilité d’en faire plus de deux, comme dans tous les pays démocratiques. Aussi, en réaction, le pouvoir juge-t-il la mention « en aucun cas » dangereuse, car elle l’empêche de pérenniser la dynastie Gnassingbé.
Que dit la Constitution de 92 sur ces points d’achoppement ?
La Constitution de 92 en son article 59 pose un double verrou. Ce point limite le mandat présidentiel à deux et interdit à tout citoyen togolais d’en aller au-delà, quel que soit le motif. L’article 52 énonce, quant à lui, les modalités d’élection des députés à l’Assemblée nationale. Or, le projet de loi du gouvernement togolais déposé ne restaure aucunement ce mode de scrutin inhérent à l’élection des députés. Ledit projet de loi brandit une limitation de leurs mandats destinée à semer la diversion et/ou la confusion dans l’opinion. Aussi, cet article plaide pour la mise en place d’un Sénat en vue de caser quelques retraités politiques. Cette calamiteuse innovation s’inscrit donc à des années-lumière d’un retour à la Constitution de 92 originelle. In fine, dans ce projet de loi, seul le retour à un mode de scrutin à deux tours répond au retour à la loi originelle.
Pourquoi la question de la rétroactivité de cette loi se pose-t-elle maintenant ?
Sur ce point, le pouvoir considère qu’avec la restauration de l’article 59, Faure Gnassingbé est légitime à se présenter pour un nouveau mandat de 5 ans renouvelable une seule fois. Or, M. Gnassingbé en est déjà à son troisième mandat. La rétroactivité de la loi constitutionnelle permettrait alors simplement à Faure Gnassingbé de ne plus se présenter à une quelconque élection, étant entendu qu’il a déjà fait plus de deux mandats. C’est pourquoi les députés du pouvoir majoritaires à l’Assemblée nationale ont rejeté tout projet ou proposition de loi visant à restaurer l’article 59 au motif que la loi ne dispose que pour l’avenir. Or, la loi constitutionnelle à deux reprises a été modifiée sur mesure par le pouvoir. Le débat autour de la rétroactivité tourne simplement autour des enjeux de préservation de l’intérêt général, de la cohésion sociale et des valeurs fondamentales de la démocratie.
Sur le plan du droit et de la légalité, que peut vraiment obtenir l’opposition togolaise ?
Le retour à la Constitution de 92 originelle constitue un préalable à une alternance politique et à une vie démocratique assainie. Il faudrait mettre en œuvre des réformes préconisées par l’accord politique global de 2006. Cet accord, signé le 20 août 2006, permet par exemple de revoir le fonctionnement de certaines institutions, telles la Cour constitutionnelle, la Commission électorale indépendante et, enfin, la Haute Autorité audiovisuelle.
Est-ce que, sur le plan de la C-92, un départ du président Faure Gnassingbé est envisageable aujourd’hui ?
Le départ du président Gnassingbé est envisageable sur un plan politique d’autant plus qu’il a épuisé toutes les cartes permettant d’asseoir un dialogue. Pour mémoire, plus de vingt-cinq initiatives destinées à nouer le dialogue ont été organisées sans succès en raison d’une mauvaise foi manifeste du pouvoir en place. S’agissant de la C-92, certains pourraient dire que son départ n’est pas envisageable au motif qu’il serait investi par les urnes, bien que mal élu. Or, lorsqu’on parle d’un président mal élu, cela induit l’idée de la violation du consentement du peuple quant à celui auquel ce peuple souhaite confier sa destinée. À cela et à notre mauvais souvenir, on sait que la révision constitutionnelle de 2002 à laquelle M. Gnassingbé a participé au demeurant a été faite non pas dans l’intérêt du peuple, mais d’un individu. Ainsi en est-il du remake de 2005. Au surplus, le droit se définit comme étant l’ensemble des règles qui gouvernent la société. Ces règles sont consignées dans la Constitution dont dépendent toutes les autres lois. Il en résulte que, sur le plan de la Constitution de 92, les règles gouvernant la société togolaise ont été galvaudées. Dès lors, le départ immédiat de M. Gnassingbé est envisageable si on s’en tient stricto sensu à un retour à l’ordre constitutionnel tel que plébiscité par le peuple en 92.
Pourquoi, depuis 2006, les dispositions prévues dans le cadre de l’APG ne sont-elles pas mises en place par le gouvernement ?
Aucunement. Tout simplement parce que le gouvernement togolais n’y trouvait aucun intérêt. Mettre en œuvre les préconisations institutionnelles et constitutionnelles depuis 2006 reviendrait à mettre fin aux privilèges de la minorité, donc à remettre le peuple dans ses droits.
Quel droit de regard pourraient exercer la communauté internationale et l’Union africaine par rapport à cet accord qui n’a jamais été suivi d’effets ?
Il faut rappeler que la communauté internationale ainsi que les institutions sous-régionales sont les initiatrices de cet accord en 2006 visant à légitimer M. Gnassingbé au pouvoir au nom d’une certaine paix sociale. Ces institutions sont dans une certaine mesure dans l’obligation, d’une part, de condamner ces violations systématiques et constantes des droits de l’homme. D’autre part, elles se doivent de prendre des mesures conservatoires ciblées contre celles et ceux qui agissent en vue d’éviter la mise en œuvre de cet accord signé le 20 août 2006. N’oublions pas que le Togo est le seul pays à ce jour en Afrique subsaharienne à ne pas connaître une alternance politique. Toutefois, ne perdons pas de vue que ces institutions ne se limiteront qu’à des communiqués laconiques au nom d’une certaine solidarité qui prévaut entre les chefs d’État et des exigences de sécurité. Étant précisé que certains, en particulier au niveau de l’Union africaine, n’ont aucune leçon de démocratie à donner à M. Gnassingbé puisque ce dernier ne fait que perpétuer une pratique surannée, dont ils sont également les héritiers. Quant à la communauté internationale, elle tentera de se réfugier derrière l’Union africaine le temps d’observer la réelle détermination du peuple togolais à prendre en main sa destinée.
* Koffi Senam Nyazozo est un juriste franco-togolais.
cilweb et letogolais.