Trois femmes ont accusé l’ancien président de la Gambie, Yahya Jammeh, de viol et d’agression sexuelle alors qu’il était au pouvoir, ont annoncé Human Rights Watch et TRIAL International aujourd’hui. Selon les témoignages d’anciens responsables du régime gambien, des membres de l’entourage du président faisaient régulièrement pression sur des femmes pour qu’elles rendent visite au chef de l’Etat ou travaillent pour lui, et que ce dernier avait abusé sexuellement de la plupart d’entre elles par la suite.
Fatou (Toufah) Jallow
Alors qu’elle était étudiante en art dramatique, Toufah Jallow a été sélectionnée pour le concours de beauté « du 22-Juillet » (du nom du coup d’État de Jammeh) organisé par le ministère gambien de l’Éducation nationale en décembre 2014. Le concours se tenait devant un public composé de ministres du gouvernement, de médias, de membres de sa famille et d’amis. Il était diffusé en direct à la télévision nationale. Cette année-là, Jallow a été élue « reine de beauté ».
« Aucune somme n’était fixée [pour le prix remporté] », raconte Toufah Jallow. « Cela dépendait de l’humeur du président. » Jallow explique que peu après le concours, elle a reçu un coup de téléphone de Jimbee Jammeh, la cousine du président, lui demandant d’assister à un événement à la State House. Elle a essayé de décliner, mais Jimbee a insisté et ordonné à ses collègues d’appeler la famille de la jeune femme.
Lors de sa première rencontre avec Jammeh, à laquelle les autres candidates avaient également été conviées, il s’était montré « très jovial, plaisantant sur les différentes ethnies », témoigne-t-elle. « Il a affirmé que l’objectif de la compétition était de nous permettre de prendre notre vie en main. Il nous a enjoint d’attendre avant de nous marier et de devenir femmes au foyer. Il a dit : ‘Sinon je l’apprendrai, et je ne serai pas content !’ » Elle a déclaré que Jimbee lui avait donné, ainsi qu’à la première dauphine, 50 000 GMD (environ 1 250 USD en 2015). Cette rencontre a été suivie d’un entretien officiel retransmis sur la chaîne de télévision nationale, en présence de plusieurs ministres, au cours duquel les candidates se sont vu remettre de l’argent, un ordinateur Mac et un iPhone. Ce n’est que plus tard qu’elle s’est rendue compte que ses déplacements pouvaient être suivis à son insu via le téléphone.
Afin d’obtenir des financements, les femmes devaient présenter un projet caritatif au ministère de l’Éducation nationale. Le projet de Toufah Jallow consistait à impliquer une communauté locale dans un projet de théâtre destiné à trouver des solutions pour endiguer la pauvreté. Jallow raconte que Jimbee Jammeh l’a appelée à plusieurs reprises pour qu’elle achève son projet, puis l’a invitée à la State House pour en discuter avec elle. « Jimbee ne m’avait pas avertie que je rencontrerais le président », a déclaré Jallow. C’est à cette occasion qu’elle a rencontré Jammeh en privé pour la première fois et a eu une agréable conversation avec lui pendant que Jimbee s’affairait à proximité. Après plus d’une heure, Jimbee « a apporté un écrin avec une chaîne en or à l’intérieur. Elle m’a dit : ‘C’est un cadeau de notre part. Mais tu mérites bien plus, tu es vraiment extraordinaire’ ».
Toufah Jallow se rappelle qu’une semaine plus tard, Jimbee Jammeh lui a rendu visite chez elle. Jimbee lui a passé Yahya Jammeh au téléphone, qui lui a dit : « Jimbee me raconte que vous n’avez pas l’eau courante chez vous… Je vais lui dire d’arranger ça. » Peu après, la société nationale d’État a installé l’eau courante dans la maison. A une autre occasion, Jimbee Jammeh a également acheté des meubles coûteux pour la famille de Toufah Jallow.
Lors de sa deuxième rencontre privée avec le président Jammeh, ils ont dîné dans ses appartements avec Jimbee Jammeh. Toufah Jallow raconte que le président Jammeh lui a dit qu’elle était belle et lui a demandé si elle n’avait jamais pensé à se marier. Elle a répondu qu’elle n’avait que 18 ans. Selon ses souvenirs, il lui a alors rétorqué qu’il n’y avait rien de mal à se marier à un homme qui pouvait subvenir à ses besoins et lui a demandé si elle avait un petit ami. Elle se rappelle d’avoir ri, lui demandant : « Est-ce qu’on est censé parler de ça ? » Il a insisté pour savoir qui était son petit ami, rapporte la jeune femme, mais elle n’a pas répondu. Il lui a alors déclaré : « Tu sais, je suis le président, je peux tout découvrir », avant d’ajouter : « J’ai une surprise pour toi ». Il s’agissait d’argent, que Jimbee lui remit pour son projet.
Un autre collaborateur du président lui apporta 50 000 GMD supplémentaires, « pour avoir pris la peine de venir ici et d’attendre ». Puis Jammeh lui a dit : « Franchement, je ne peux pas faire traîner ça plus longtemps. Je veux t’épouser. ». Jallow raconte avoir demandé : « Mais pourquoi ? Vous avez quoi, trois fois mon âge ? Vous avez l’âge de mon père. Ce n’est pas parce que c’est vous, simplement je ne suis pas prête. » Jammeh lui a alors répondu : « Tu es peut-être un peu surprise maintenant, tu me répondras plus tard. » Ce fut la fin de l’entretien.
Jallow a rapporté que le lendemain, Jimbee Jammeh l’a emmenée visiter des villas, lui disant que le président était prêt à lui en offrir une ainsi qu’une voiture. Jimbee lui aurait alors dit : « Il t’a demandé quelque chose hier, eh bien, lorsque cela deviendra possible, tout ça sera à toi. » Puis elle a changé de ton, se remémore Jallow, et lui a lancé : « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Qui donc a une opportunité pareille ? » Suite à cela, Toufah Jallow a bloqué le numéro de Jimbee, mais s’inquiétait d’être suivie.
Elle a expliqué qu’en juin 2015, Jimbee Jammeh lui avait dit qu’en tant que reine, elle devait se rendre à la State House pour une cérémonie religieuse marquant le début du Ramadan. Elle a pensé que les autres finalistes seraient là également, mais Jimbee l’a amenée dans une pièce où Yahya Jammeh est apparu peu après, avant de l’enfermer dans une pièce adjacente.
« Il m’a dit : ‘Aucune femme ne m’a jamais rejeté. Alors toi, tu te prends pour qui ?’ », raconte Jallow. « Son visage avait changé, ses yeux étaient injectés de sang, il était très différent de l’homme qu’il avait été auparavant. Il a dit : ‘Aucune femme ne me rejette. Tu penses t’en tirer à si bon compte ? » À ce moment-là, il l’a giflée, et elle est tombée sur une chaise. « Il hurlait : ‘Ça aurait pu être si bien, car j’étais amoureux de toi, mais tu as voulu te la jouer féministe avec moi !’ » Elle se rappelle d’avoir hurlé avant qu’il ne la gifle à nouveau, lui ordonnant de se taire. Puis lui a injecté une substance dans le bras au moyen d’une seringue.
Toufah Jallow a tenté d’atteindre la porte, mais il l’a prévenue : « Si tu fais un seul mouvement, je te tue de mes mains. » Puis il a relevé sa robe, a-t-elle déclaré, et lui a dit : « On va bien voir si tu es vierge. » Il a frotté son sexe contre sa tête et se touchait le sexe pour se stimuler, a-t-elle confié. Elle a hurlé qu’elle était en train de mourir. Il a répondu : « Mais non, on n’en meurt pas, c’est très agréable. » Il lui a alors immobilisé les mains et l’a violée, avant qu’elle ne perde connaissance. Lorsqu’elle s’est réveillée, Jammeh lui a ordonné : « Va-t’en d’ici ! » Alors qu’elle s’enfuyait, un des collaborateurs du président nommé King Papa lui a dit : « C’est le président et nous ferons tout pour le protéger. »
Quelques jours plus tard, Jallow s’est enfuie au Sénégal. Après avoir rencontré Amnesty International, Article 19 et diverses agences des Nations Unies, elle a obtenu l’asile dans un pays tiers, où elle vit à ce jour.
« Anta »
« Anta » a déclaré qu’à l’âge de 23 ans, elle a subi des pressions pour devenir une « protocol girl » après que Yahya Jammeh l’a repérée lors d’un événement public. D’après son récit, Jammeh lui a promis une bourse d’étude puis lui a offert un nouveau smartphone :
Un jour, Jimbee [Jammeh] m’a demandé de l’accompagner dans la pièce où se trouvait Son Excellence. Quand je suis arrivée, deux sœurs de Jimbee étaient là aussi. On m’a demandé de m’asseoir à côté du président et il s’est mis à caresser mon corps. Quand je lui ai demandé d’arrêter, il m’a dit que je ne devais pas oublier qu’il soutenait ma famille et qu’il pouvait arrêter de le faire à tout moment. Je me suis tue et ensuite Son Excellence nous a donné 100 000 GMD (2 500 USD) à partager entre-nous, les femmes.
Quelques jours plus tard, Jimbee m’a amenée dans la chambre du président, m’expliquant que nous devions le masser. Il a tendu son pied à Jimbee, moi je devais m’occuper de ses mains. Nous l’avons massé un moment puis Jimbee nous a laissés seuls dans la chambre et il a commencé à me déshabiller et à dire qu’il était amoureux de moi, qu’il ferait n’importe quoi pour moi et ma famille, mais que je ne devais le dire à personne, car si je le faisais, j’en subirais les conséquences. J’ai pensé que je n’avais pas le choix. Ce jour-là, il a eu des relations sexuelles non protégées avec moi, ce qui m’a mise très mal à l’aise.
Un mois plus tard, Jimbee m’a demandé de m’installer à la State House. Je ne voulais pas, mais elle est venue chez moi avec un garde du corps pour récupérer mes affaires de force, en me disant que je viendrai, que ça me plaise ou non, car c’était la décision du président, donc je ne pouvais pas désobéir. À la State House, on n’avait pas de vie. Je n’avais le droit de sortir qu’avec Jimbee ou si le lendemain était un jour de congé – et même dans ces cas, j’étais uniquement autorisée d’aller voir ma mère.
Une autre fois, j’ai été appelée en pleine nuit. Vers 1 ou 2 heures du matin, mon téléphone a sonné et Jimbee m’a dit de venir immédiatement à la State House car le président voulait me voir. Lorsque je suis arrivée, Jimbee m’attendait. Au bout d’un moment, Jammeh est arrivé et m’a dit de le suivre. Il m’a emmenée dans une chambre et j’ai dû coucher avec lui.
« Bintu »
« Bintu » a témoigné que Jammeh l’avait agressée sexuellement alors qu’elle était une « protocol girl » de 22 ans :
Il [Yahya Jammeh] m’a offert un emploi à la State House comme employée au service du protocole. Il m’a dit que je pouvais choisir une université à l’étranger et qu’il paierait ma bourse d’études. Je voulais étudier aux États-Unis.
Les « protocol girls » préparaient les réunions. Lorsque les invités étaient là, nous leur servions à boire. C’est seulement pour préparer les grands événements (anniversaires, célébrations) que nous travaillions réellement, nous dactylographions des lettres et des invitations. Mais la plupart du temps, nous n’avions pas grand-chose à faire, on ne nous donnait pas beaucoup de tâches car nous étions les « filles du président ».
Chaque fois que le président allait à Kanilai, les « protocol girls » partaient avec lui. Parfois nous restions là-bas un mois entier.
[À Kanilai, la nuit, Jammeh] nous faisait toutes venir dans sa maison. Quand nous étions toutes rassemblées dans un salon, ou sur la véranda, Jimbee allait dans sa chambre puis appelait une fille qui devait entrer dans ses appartements privés. Les autres restaient assises à attendre. Beaucoup de filles ont été appelées [elle nomme plusieurs femmes], parfois même des filles que nous ne connaissions pas. Toutes les filles savaient que lorsqu’une fille était appelée, c’était pour coucher avec lui. Certaines voulaient le faire. Elles se sentaient honorées ou voulaient de l’argent. Moi, je croisais toujours les doigts pour qu’il ne m’appelle pas. Parfois, il faisait venir tout le monde à l’intérieur et nous regardions la télé. C’était plus agréable.
Certaines filles qui ont été appelées se sont confiées à moi. « Anta », par exemple. Elle m’a dit qu’il avait abusé d’elle.
Le président n’utilisait pas de protection, alors c’était risqué. Je sais que certaines filles sont tombées enceintes – j’en connais au moins deux. Lorsque ça arrivait, elles étaient renvoyées.
Quand il avait une aventure avec une femme, il la traitait comme une chose qui lui appartenait. Parfois la femme recevait une maison et une voiture, mais il fallait qu’elle accoure à chaque fois qu’il voulait coucher avec elle. Alors, beaucoup en avaient marre. Mais quand l’aventure était terminée, il reprenait tout.
Pendant l’une des tournées nationales du président, Sanna Jarju, le chef du protocole, a voulu que j’aille demander le nom et le numéro d’une fille. Il m’a dit que c’était une ancienne camarade de classe– mais j’ai compris plus tard que c’était pour le président. Plus tard, j’ai vu cette fille à Kanilai.
Pendant une autre tournée, à Basse, Jammeh a repéré une fille au teint clair dans la foule. Il s’est approché d’elle. Le lendemain matin, je l’ai vue sortir de chez lui, une grosse enveloppe à la main. Le président donnait de l’argent à Jimbee, elle prenait sa part et donnait le reste à la fille.
Il est malin, il est très gentil avec les filles, prend son temps, puis il passe à l’attaque.
C’est ce qui m’est arrivé à Kanilai. Nous étions toutes là comme d’habitude. Ce soir-là, Jimbee m’a appelée et m’a dit de la suivre dans les appartements privés du président. Il m’a demandé de me déshabiller. Il m’a dit que j’étais jeune et que j’avais besoin de protection, donc qu’il voulait m’enduire d’eau spirituelle. Nous sommes allés dans la salle de bain et je me suis déshabillée. Je me souviens que j’ai dit : « Ça ne fait rien, vous êtes comme mon père. » Jimbee était là.
Le lendemain, le président m’a fait venir à nouveau. Dans son appartement privé, il m’a demandé de me déshabiller, puis a voulu faire des choses inappropriées. Il a commencé à toucher mon corps. Moi, j’étais trop jeune pour ça. J’ai commencé à pleurer. Le président s’est énervé et Jimbee lui a dit que je pleurais parce que j’étais timide. Mais j’ai répondu que non, ce n’était pas par timidité, mais parce que c’était inconvenant. Il s’est mis en colère et m’a mise dehors.
Le lendemain, on m’a ordonné de partir. C’était un samedi. Le lundi, je devais aller à l’ambassade des États-Unis pour l’entretien en vue de l’obtention du visa. J’avais été admise dans une université américaine et Jammeh avait promis de financer ma bourse d’études. Mais il a appelé Sanna Jarju et l’a chargé de me dire que je ne devais pas y aller. Mon contrat à la State House a été résilié et ma bourse d’études annulée.
Fatoumatta Sandeng
En 2015, Fatoumatta Sandeng a reçu un coup de téléphone de Jimbee Jammeh qui lui a dit : « Le président a besoin de vous demain. » D’après Sandeng, Jimbee a insisté sur le fait qu’elle devait venir seule et non pas, comme elle le proposait, avec les autres membres de son groupe de musique ou son manager. Elle raconte qu’elle a d’abord refusé, mais qu’ensuite elle a reçu un appel du chef du protocole, Sanna Jarju, qui lui a dit que c’était un « ordre » et répété qu’elle devait venir seule.
Sandeng a été conduite à Kanilai par le même homme qui avait amené Toufah Jallow, « Anta » et « Bintu ». Pendant les trois jours suivants, raconte-t-elle, Jimbee l’a empêchée de quitter l’Hôtel Sindola de Kanilai, tandis que sa rencontre avec Jammeh était reportée. Le quatrième jour, Jammeh devait se rendre à un enterrement, alors Jimbee lui a remis 50 000 GMD (1 250 USD) et l’a laissée partir, contre la promesse qu’elle reviendrait. « En y repensant, j’ai eu de la chance de pouvoir m’enfuir et d’échapper au sort que d’autres femmes ont subi », conclut-elle.
Des proches de l’ancien président ont démenti toutes ses accusations qui, à les en croire, ne cherchent qu’à ternir l’image de l’ancien président Gambien